Pour qu’un curé fasse un sermon, ou une homélie, comme l’on dit maintenant, il faut qu’il ait devant lui un certain nombre de fidèles. Saint Jean-Baptiste parlait dans le désert, mais il ne s’adressait pas au désert : il avait des auditeurs. Le célèbre orateur grec Démosthène répétait ses discours face à la mer, mais c’était pour fortifier sa voix et perfectionner sa diction avant d’affronter les foules houleuses. Il ne s’adressait pas à la mer elle-même.
Il arrive à des curés de parler devant des bancs presque vides, mais vous ne l’imaginez pas s’adressant à des bancs vides. Cela vous parait impensable ! Et pourtant qui vous dit qu’il n’a pas été tenté de le faire…
Représentez-vous ce curé, seul, le soir, dans l’église vaste et sombre, « quand tombe la nuit et qu’un calme imposant y saisit tout l’être ». Il a soigneusement fermé à clef la grande porte. Il s’est assuré qu’aucune âme pieuse ne s’est attardée au lieu saint. Il a fait sa prière devant l’autel où brille la petite lampe-témoin de la présence du Christ. Il a jeté un dernier coup d’œil sur la nef. La pénombre donne aux bancs vides une forme étrange qu’anime la flamme des cierges qui brûlent encore auprès de la Vierge. Le voici sur le marchepied du Chœur, à l’endroit où il prend ordinairement la parole. Et soudain, l’idée lui vient : « Si je faisais un sermon aux bancs vides » ! Un dernier regard pour s’assurer qu’il est bien seul. Pensez donc, si on l’entendait, on ne manquerait pas dès le lendemain de dire dans toute la paroisse, qu’il n’a plus bien ses idées. Un petit raclement de gorge pour s’éclaircir la voix et se donner de l’assurance… Allons-y !
Mes bien chers bancs,
Vous êtes des objets inanimés, je le sais, mais en raison de la place que vous occupez ici depuis tant d’années, et en fonction des liens qui vous unissent à ces êtres « animés » que sont mes paroissiens, je tiens à vous adresser directement et exclusivement la parole.
Je vous vois ici, devant moi, bien alignés, au complet, jamais en retard, toujours prêts à accueillir célébrant et assistants. Qu’il fasse chaud, qu’il fasse froid, vous êtes toujours présents. Et vous ne faites acception de personne. Vous ne dites pas : celui-ci est trop jeune, celle-là est trop vieille. Vous recevez aussi bien les manteaux de vison que les gabardines à bon marché. De plus vous formez un tout homogène, bien assemblé. Entre vous je ne vois pas de rivalités, pas de désir de paraître mais vous êtes soucieux de servir. Ah !, mes chers bancs, c’est beau la fidélité, la régularité, l’exactitude, l’esprit de service d’accueil et de communauté. Voyez-vous les humains ont une expression pour manifester leur indifférence. Ils disent : « Je m’assois dessus ». Ah ! Je voudrais bien que ceux qui vous utilisent ne s’assoient pas sur les valeurs que j’énumérais tout à l’heure, mais qu’ils les portent en eux et qu’ils les vivent.
Mes biens chers bancs, je vous vois droits, face à l’autel. J’ai remarqué que vous ne tourniez pas la tête s’il arrive quelqu’un en retard. Vous êtes des bancs et non pas des girouettes. Vous n’êtes pas des bancs à courant d’air, comme ceux des jardins publics, mêlés aux cancans, aux petits potins, enclins à la curiosité et au bavardage, épiant tous les faits et gestes, soupesant un peu tout le monde. Vous êtes des bancs sérieux.
Quand on est banc d’église, on n’est pas un banc n’importe comment, un banc fantaisie « en bois dont on fait les flûtes ». On n’est pas un banc de sable, et encore moins un banc d’infamie. On est sérieux, on n’est pas en faux-bois. Le Christ à travaillé le bois, du vrai bois d’arbre. Il est monté sur une croix qui n’était pas en faux-bois. Il n’a pas fait semblant de nous aimer. Que l’on soit homme, que l’on soit banc, il faut être sérieux.
En vous regardant bien en face, mes bien chers bancs, vous me donnez une certaine impression de raideur et de dureté. Mais je pense que ce n’est qu’une impression.
En réalité, je sais que vous n’empêchez pas les gens de dormir pendant les sermons. Cependant je vous demande de secouer ceux dont vous aurez remarqué les yeux gonflés de sommeil par suite de veillées trop prolongées sans motif valable. De même, ceux dont vous verrez le regard appesanti par un déjeuner trop copieux. Secouez-les !…
Mais si vous constatez que ce sont nos bons vieux et nos bonnes vieilles qui dorment. Laissez-les bien en paix. Bercez-les doucement, doucement…
Laissez dormir aussi peut-être ceux et celles qui sont fatigués par leur rude travail de la semaine, et qui n’ont guère le temps de s’asseoir et d’apprécier un lieu calme. Le repos leur fera autant de bien qu’un sermon.
Mais n’hésitez pas à grincer si vous trouvez que le prédicateur parle trop longtemps, si son ton est monotone, s’il dit des choses banales et « ronronnantes ». Grincez !…
Puisque j’en suis aux grincements, je vous autorise aussi à grincer les jours de mariage ou d’enterrements, si vous entendez des gens bavards et dissipés. Et s’il vous pousse un jour des jambes de bois, n’hésitez pas à vous en servir… quelque part !
Grincez encore si vous voyez une personne en faire déplacer une autre, sous prétexte que c’est « sa » place. Grincez, les bancs !…
Grincez aussi lorsque des enfants laissent tomber des papiers de bonbons à vos semelles. Grincez très fort s’ils se permettent, – et ils se permettent – de coller leur « chique chewing-gum », devenue sans saveur, sur votre bois sacré. Là encore allez-y de la jambe de bois !
Maintenant, mes chers bancs, prêtez une oreille attentive, mais ne vous scandalisez pas, car je vais vous dire une chose forte pour des bancs d’église : je vous autorise à pratiquer la polygamie… Je m’explique. Vous avez une balayeuse habituelle, mais elle ne vous fera pas de scène de ménage, si vous avez d’autres femmes pour s’occuper de vous. Je vous souhaite des femmes, même jeunes, pour vous frotter, vous astiquer, vous encaustiquer, vous lustrer, vous bichonner. Il vous faut des femmes et des torchons !
Permettez-moi de m’adresser à quelques-uns d’entre vous, ceux qui sont tout en haut, aux premiers rangs. Chers bancs, montrez-vous particulièrement accueillants, attirants, pour que les paroissiens comprennent qu’ils doivent se grouper pour former une véritable assemblée. Ils sont timides, vous savez, ils n’osent pas… ou peut-être un peu durs d’oreille…
Je vois aussi, mes bien chers bancs, que vous avez bonne mémoire. Des plaques émaillées rappellent les noms des paroissiens et des familles qui vous ont occupés autrefois. J’aime assez ce lien avec ceux qui nous ont précédés. Il parait qu’autrefois chaque famille occupait un banc à l’église, ou était représentée chaque dimanche à la messe. Les temps ont bien changé, mes chers bancs souvent vides ! J’en connais qui ne risquent pas d’user leurs habits à votre contact !
Je veux aussi vous féliciter pour votre honnêteté. Si quelques pièce de monnaie tombent sur le plancher et y demeurent jusqu’au balayage, je suis sûr que vous ne les prendrez pas. Et vous êtes prêts à rendre gants, mouchoirs, parapluies, sacs, etc. Le bien d’autrui, tu ne prendras ni retiendras injustement…
Je vous félicite encore pour votre esprit d’adaptation. Lorsque la nouvelle liturgie a conduit les fidèles à ne plus guère utiliser vos agenouilloirs, vous n’en n’avez pas fait un drame.
Mais, que se passe-t-il ? Je viens d’entendre un craquement sec… L’un d’entre vous serait-il bancal, ou se laisserait-il piquer des vers ? Il faudra que nous examinions ensemble votre conscience…
A moins que vous me fassiez signe d’arrêter mon sermon ! Mes bien chers bancs, continuons ensemble à accueillir, à rassembler nos « très chers frères », en attendant d’aller un jour dans le Royaume Eternel, où il n’y aura plus de bancs vides. Amen.
Michel Bassard – Curé de Montret à l’époque