Comment faire coïncider le carré et l’hexagonal dans les alvéoles ?
Il était une fois une ruche laborieuse et bourdonnante. Chaque groupe d’abeilles y accomplissait librement sa tâche avec beaucoup d’esprit communautaire. Il y avait les nurses qui s’activaient autour de la reine pour le soin des nourrissons.
Il y avait les ouvrières chargées de l’entretien et de la ventilation. Il y avait les cirières affectées à la confection des rayons avec leurs alvéoles hexagonales et enfin les innombrables butineuses qui ramenaient de partout, dans leur jabot, le précieux pollen pour la nourriture des larves et le nectar parfumé pour la fabrication du miel. Vu de l’extérieur, tout ce petit monde semblait s’agiter dans un tourbillon désordonné et pourtant chacun y agissait selon une cohérence interne très forte qui échappait au regard superficiel.
Or, un beau jour, un inquiétant remue-ménage se manifesta du côté de la construction des alvéoles destinées à contenir le miel. Certaines ouvrières, sans prévenir les autres, avaient décidé de fabriquer des alvéoles carrées, au lieu des hexagonales traditionnellement utilisées et tant admirées des connaisseurs pour leur parfaite géométrie. Il s’ensuivit rapidement une belle pagaille dans l’organisation du travail, les unes continuant comme elles avaient appris, les autres voulant imposer la nouvelle forme comme plus rapide et plus rationnelle. Comment faire coïncider le carré et l’hexagonal ? L’harmonie de conception n’étant plus respectée, les rayons de miel prenaient un aspect insolite, laissant apparaître ici des vides et de la place perdue, là un gâchis de cire et de révolte. Le couvain lui-même, destiné à former la nouvelle génération, se trouvai en danger et un malaise croissant vint perturber le fonctionnement général de la ruche.
Comme le conseil de la ruche devait être renouvelé, on en profita aussi pour convoquer une assemblée générale afin d’étudier cette grave question. « Est-il possible, commença la secrétaire de séance, de collaborer sans être d’accord sur la manière de travailler ? Si chacune agit à son idée, d’une façon individualiste, elle prend le risque de gêner le travail des autres et même de le démolir… Pouvons-nous demander à toutes d’accepter les mêmes principes de base, afin que l’unité soit respectée et l’efficacité assurée ?
– Comment, s’écrièrent furieuses les partisanes du carré ! Mais c’est de la dictature ! Au nom de quelle autorité allez-vous nous imposer l’hexagone si cela ne nous convient pas ? Nous avons le droit de faire ce que bon nous semble et vous n’avez aucun mandat pour nous imposer votre loi. D’ailleurs nous avons fait des études très poussées sur le sujet et nous estimons votre loi tout à fait arbitraire et dépassée.
– Dans ce cas, intervint la reine jusque-là silencieuse, vous vous mettez vous-même en dehors de la Communauté. Il ne s’agit nullement d’un règlement extérieur et fantaisiste qui vous est imposé de force. Il s’agit de l’esprit de la ruche qui était avant nous et qui sera après nous.
C’est lui qui nous permet de vivre ensemble les unes les autres, vous et moi, dans la variété de nos missions diversifiées et complémentaires. Je dois moi-même obéir à cet esprit de la ruche qui nous dépasse et structure notre société. Sans lui tout s’écroule. Avec lui tout se maintient et progresse.
– Eh bien ! Dorénavant, débrouillez-vous sans nous, finirent par clamer les dissidentes. Nous, nous allons essaimer ailleurs.
– C’est extrêmement dommageable et malheureux, conclut la secrétaire, mais nous ne pouvons pas vous retenir, ce qui prouve que nous ne sommes pas un système totalitaire, contrairement à vos accusations. Mais si un jour, vous souhaitez de nouveau œuvrer avec nous, vous serez les bienvenues ».
On n’entendit guère ces dernières paroles. Déjà, un grand frou-frou d’ailes en colère se faisait entendre et vidait la ruche d’une large partie des habitantes. Privée de tant d’ouvrières qualifiées, la colonie dut s’organiser pour faire face à la situation. Peu à peu la blessure guérit, mais l’épreuve fut bénéfique en fin de compte. Les abeilles comprirent mieux que l’esprit de la ruche était le fondement vital de leur communauté, le principe même de leur survie et de leur bonheur.
Pierre Farnier